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          INTERVIEW D'ALAIN REY Leçon de linguistique

          A quelques jours du Festival du mot de La Charité-sur-Loire, son président d'honneur revient sur son amour de la langue française, sur l'évolution et l'importance du langage. Qui aurait cru que parler de mots était si excitant ?

          Directeur du Petit Robert, chroniqueur radio et télé, écrivain, Alain Rey est un homme aux multiples talents, reliés entre eux par une même notion : l'amour des mots. En spécialiste de la linguistique et chantre de la langue française, Alain Rey nous livre ses pensées sur la question. Face à ce sage érudit de 79 ans, on écoute religieusement... et on prend une leçon.

          D'où vous est venue cette passion pour la langue française ?

          Je crois que tous les enfants l'ont, le problème c'est qu'ils ne la gardent pas. Ce n'est pas politiquement correct de le dire, mais je pense que l'école y est pour quelque chose. Les enfants commencent à faire des jeux vocaux et reproduisent des sons, et tout s'organise pour donner la phonologie d'une langue. C'est pour ça qu'avec le même cerveau, des petits Français, des Japonais ou des Allemands, vont réussir à former un alphabet et se rendre compte que chaque son a une signification. Ils sentent très vite que la présence d'un objet et le nom d'un objet sont liés : les sons s'organisent dans le cerveau, c'est ce qu'on appelle apprendre une langue quand on est petit.

          C'est presque miraculeux...

          La grosse illusion de la part des francophones, c'est que le français est tombé du ciel, et donc qu'ils n'ont pas à se préoccuper de cette langue. Ils pensent que le français est la seule langue qui existe dans leur pays, alors que c'est faux, il y en a eu d'autres avant. C'est pour ça que ceux qui vivent dans des pays francophones périphériques sont plus sensibles à la langue française. La pratique de la langue est un exercice commun à tous, mais c'est bien quelque chose de miraculeux. On part de bruits, de sentiments, d'impressions, de douleurs, de plaisirs, pour en faire quelque chose d'organisé, qui peut exprimer et communiquer. En apprenant à parler, on apprend aussi à faire les gestes qu'il faut pour communiquer. Les gestes du bébé qui ne sait pas parler ne sont pas les mêmes que ceux du bébé qui sait parler. Le système de la langue est une abstraction extraordinaire, on n'y fait plus du tout attention.

          Comment fait-on pour montrer dans un dictionnaire cette différence entre la langue écrite et orale, et laisser de la place au régionalisme ou au verlan ?

          C'est compliqué. Quand on décrit les mots français, on est dans une abstraction. Ce ne sont pas les mots français qu'on décrit, mais un choix à l'intérieur des possibilités du mot français. Et ce choix est de nature sociologique et idéologique, ce qui fait qu'à certaines époques, les dictionnaires étaient très sélectifs, parce qu'ils ne prenaient que le "bon usage", la manière de bien parler. Se baser sur les recueils de fautes, c'est le meilleur moyen de savoir comment les gens parlaient à une époque. Parce que si on décrit ce qu'il ne faut pas dire, c'est que ça se disait. Vers 1805, 1810, on a le 'Dictionnaire du langage vicieux', qui a permis de savoir comment on parlait. Tout ça pour dire que la réalité, ce sont des paroles et des écrits individuels, des usages qui regroupent des gens, par exemple le langage des cités, qu'on retrouve à Paris comme à Marseille, avec une unité et même un accent commun. Les linguistes américains ont fait la même remarque sur les Noirs aux Etats-Unis : si on ne parlait pas pareil à Chicago et en Louisiane, les Noirs, eux, parlaient la même langue dans toutes les régions du pays.

          Que pensez-vous du système éducatif français ?

          Il a des qualités et des défauts. Les qualités, ce sont d'abord les enseignants, qui vont au-delà de ce qu'on leur demande, et c'est très difficile. Le gros problème de départ, c'est qu'on fait comme s'il n'y avait qu'un français, alors qu'il y en a plusieurs selon les origines sociales et ethniques.

          Donc le projet de Nicolas Sarkozy selon lequel les candidats à l'immigration doivent parler français, ne résoudrait rien ?

          Je pense non seulement que ça ne résoudrait rien, mais je pense aussi que ça mettrait fin à l'immigration. Il est évident que celui qui a passé son enfance à parler en arabe ou en chinois ne réussirait pas une dictée française ! L'idée paraît généreuse, mais les Américains se sont penchés dessus déjà, et se sont rendu compte que déjà à l'intérieur du pays, on ne parle pas anglais de la même manière… Alors hors du pays ! Si on veut une fixation de normes et de critères uniques, même si elle est souple, ça ne marchera pas car les conditions ne sont jamais les mêmes. Ce n'est pas la même chose de savoir parler une langue et de faire une bonne dictée, même à l'intérieur de la communauté française. Rien qu'en Alsace ou en Corse, ce ne sera pas la même chose.

          Si vous deviez donner des consignes à un nouveau ministre de l'Education ?

          Mes conseils, ce serait de chercher partout le bilinguisme, de valoriser la culture régionale. Les langues régionales ont été combattues, certaines ont été écrasées, d'autres ont résisté mais elles ont toutes été mises à mal par le système éducatif. Leur image s'améliore, paradoxalement c'est aussi maintenant qu'elles n'existent presque plus… Le problème en France, c'est que la langue maternelle est considérée comme négative. Il faudrait faire des cours en partie en basque, en partie en catalan, etc., sans négliger le français évidemment. Il serait tout à fait normal qu'à Nice, il y ait plus de gens qui fassent de l'italien qu'à Strasbourg, or on fait tous de l'anglais. C'est une uniformisation pratique, mais on pourrait faire comme les Suédois, qui apprennent en suédois et en anglais à partir d'un certain âge. Ma conviction, c'est que s'il y avait un bon enseignement de l'italien en Corse, le corse en serait renforcé.

          Et un projet de langue unique, comme l'esperanto ?

          Je pense que c'est un projet utopique. C'est une très bonne idée, mais je ferai une critique. Ce n'est pas universel du tout, puisque c'est une langue aux racines européennes et latines. Parce que même l'anglais découle en grande partie du latin : on dit qu'il y a des anglicismes dans le français, mais il suffit d'ouvrir un dictionnaire d'anglais pour constater le grand nombre de mots qui, même s'ils n'ont pas le même sens, ont la même forme.

          Donc finalement, "La langue française est en danger", ça vous faire sourire ?

          Oui. Il y a un manque d'ouverture, et elle a sans doute des défauts. Notamment, celui d'avoir beaucoup de mal à former des nouveaux mots. Exemple évident : quelqu'un qui ne trouve pas le mot "bravoure" se met à inventer le mot "bravitude". Tout le monde se met à hurler, c'est ça le vrai danger pour la langue française. Il n'y a qu'en France qu'on réagit comme ça ! La bravitude, tout le monde a compris. Il n'y a pas de problème de communication dans ce mot, mais un problème de normes. Si brave donne bravoure, on décrète qu'il n'y a pas d'autre mot possible. Il existait pourtant au Moyen Age la "braverie", ce qui montre qu'à l'époque on créait encore des mots. Pourquoi va-t-on se dresser contre le mot "bravitude" alors qu'on va parler de "négritude" ? Il y a du politiquement correct là-dedans, puisqu'on ne pouvait critiquer le mot "négritude", car il venait de gens qui avaient une affirmation culturelle forte. Chateaubriand a inventé le mot "restitude". Ca lui paraissait bien décrire une situation… Personne ne l'a critiqué. Ca devrait être normal de fabriquer des dérivés quand on a un suffixe qui existe.

          Il y a de la frustration, chez les lexicologues comme vous, de voir que la langue n'évolue pas ?

          Oui. Il y a eu des époques où on était beaucoup plus créatifs, par exemple au XVIe siècle. Pourquoi ? Parce que des gens comme Du Bellay disaient que si le français doit remplacer le latin, il faut que la langue s'enrichisse. C'était l'objectif principal. S'épurer d'accord, mais surtout s'enrichir. Et de grands écrivains comme Montaigne illustrent cela. Maintenant, on a l'idée que chaque langue a des normes à respecter. Mais pourtant des langues comme l'allemand n'arrêtent pas de créer des nouveaux mots, l'italien n'arrête pas de créer des suffixes, et nous n'avons pas d'équivalent en français.

          Les sms et autres nouvelles technologies sont-elles un danger pour la langue ?

          On dit que les gens ne savent plus parler parce qu'ils parlent sms, mais on ne parle pas sms ! Ce n'est pas une langue, c'est une écriture. C'est exactement comme si on jugeait les sms comme on juge l'algèbre ou les formules chimiques. Le sms est un système graphique. On peut dire que l'apprentissage des règles du sms ne sont pas les mêmes que celles de l'orthographe française, donc ça peut perturber le français si on a déjà des difficultés dans cette langue. Mais si on sait écrire le français, ça ne va pas davantage le perturber, parce qu'on sait dissocier les deux. Dans les années 1850, on trouve déjà la graphie "Je t'm". Donc le sms existait déjà avant ! C'est un argot, un langage que l'on emploie pour ne pas être compris de tout le monde.

          Comment fait-on un dictionnaire ?

          Les gens qui font un dictionnaire, ils ont une chance, c'est la pauvreté de la création des nouveaux mots en français. (rires) Les langues sont des machines, certaines sont très productives, d'autres pas. En anglais, les mots sont souvent à la fois des verbes et des noms, c'est un gros avantage. En français, le nom qui correspond à "tomber", ce n'est pas "tombage" ni "tomberie", c'est "chute" ; en anglais, "fall" est le verbe et le nom. En français on est donc obligé de mémoriser beaucoup plus de mots.

          La campagne politique fut très axée sur la communication et donc sur les mots. Quelles sont les collusions entre langage et politique ?

          De tous temps, l'idéologie correspondait au langage. Quand j'avais étudié un peu ses discours, j'avais constaté que Nicolas Sarkozy ne cessait de parler de rupture avec des mots du XIXe siècle. Ils correspondent à des mots de la Restauration : travail, mérite, valeur. Quand je l'écoute parler, j'entends Guizot. On s'aperçoit que c'est quelqu'un qui dit que tout va changer avec des mots éprouvés à une époque très conservatrice. Alors que Ségolène Royal fait adopter avec des mots très traditionnels des associations de mots qui l'identifient. Exemple : l'"ordre juste". Deux mots anciens mais une association nouvelle. Dans "ordre juste", il y a un côté agressif, puisqu'on a du mal à associer l'ordre et la justice. Quand on parle d'ordre juste, ça suppose qu'on est dans un désordre injuste.

          On l'a vu avec le débat autour de la définition du mot "colonisation", les mots restent un enjeu important...

          Les mots sont un enjeu. Ce n'est pas la réalité de la définition du dictionnaire qui compte le plus, mais le ressenti. Le ressenti peut être différent selon le point de vue des lecteurs. Rien que les mots "gauche" et "droite", selon où on se place, on n'y met pas du tout les mêmes significations. Les mots ont des valeurs. Le politiquement correct est un danger car on fait semblant que les choses désagréables n'existent pas. Or, faire semblant qu'un danger n'existe pas, c'est le meilleur moyen de tomber dedans.

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