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          INTERVIEW DE BERNARD PIVOT Bouillon de culture

          Les femmes et les enfants d'abord ! Et les expressions alors ? Heureusement, Bernard Pivot a pris soin de compiler '100 expressions à sauver', drôles ou mystérieuses, pour les préserver de l'oubli qui les menace. Alors, "ça vous la coupe" ?

          Parce qu'il en avait marre de "peigner la girafe", Bernard Pivot, "brave à trois poils" de la langue française, reprend la plume pour nous raconter les expressions. Non, Bernard Pivot ne "yoyote pas de la touffe", il s'emploie juste à raviver notre mémoire, pour ne pas que les mots colorés, tendres ou lestes de nos parents ne disparaissent trop vite de nos bouches. L'occasion de "tailler une bavette" avec cet homme "bâti à chaud et à sable", toujours sémillant et enclin à partager son amour de la langue.

          Vous avez menti, il n'y a pas 100 expressions dans votre livre, il y en a bien plus !

          Il y a 100 entrées, mais c'est vrai que j'en évoque d'autres tout au long de mes explications. Au cours d'un déjeuner, j'ai lancé deux ou trois expressions et tout le monde a renchéri avec des expressions d'enfance, des expressions liées à son métier, à son niveau social, culturel, sa région... On vit avec les expressions et les mots sans s'en rendre compte. Ils sont là, chez nous, présents dans notre tête, notre coeur, partout, mais on n'y fait plus attention. Alors un jour, on les réveille comme des belles au Bois dormant.

          Quels ont été vos critères de sélection ?

          (c) Sébastien Dolidon Je renonçais à l'expression s'il n'y avait pas une citation littéraire qui la contenait. Je n'ai ainsi jamais pu trouver de correspondances littéraires à une expression que j'adore : "T'occupe pas du chapeau de la fillette" qui signifie "Fonce, concentre-toi sur les choses importantes et pas des rubans dans le vent du chapeau de la fillette". J'ai privilégié les expressions qui n'étaient pas au mieux de leur forme, qui étaient sur la pente savonneuse. Toutes les expressions n'ont pas la même espérance de vie : "se faire lanlaire" est mourante, il faut lui faire du bouche à bouche.

          Ces expressions sont autant de témoignages historiques ?

          Elles sont révélatrices de l'histoire des mentalités. Elles racontent une histoire à un moment. Par exemple, l'expression "retour d'âge" n'est plus comprise par les jeunes filles d'aujourd'hui. A l'époque, elle était employée pour évoquer la ménopause car les femmes ne connaissaient pas ce gros mot médical. D'ailleurs quel rapport entre cette jolie expression et la ménopause ? Les médecins sont bien incapables de répondre ! Cette anecdote montre qu'il y avait une pudeur extrême pour la ménopause dont on parlait de manière déguisée. Les expressions sont datées, appartiennent à une classe sociale, à un moment de la culture, à un moment de l'histoire, c'est pour ça qu'elles sont très intéressantes.

          La langue française est-elle en danger ?

          Non, je pense que la langue est un corps qui vit, qui souffre, qui meurt et qui renaît sans arrêt. C'est normal qu'il y ait des expressions nouvelles. D'ailleurs au début du livre j'en cite qui me ravissent, comme "pété de thunes" ou bien "maquillée comme un passeport libanais". Mais je ne peux pas m'empêcher de penser que l'accueil de ces expressions et mots nouveaux ne doit pas nous interdire de retenir quelques expressions que nous aimons particulièrement. Elles ont une définition très précise, elles rendent service, elles sont drôles, charmantes... Lorsqu'il y a mort d'un mot ou d'une expression, c'est fini. Lorsqu'il disparaît du dictionnaire, qu'on ne l'emploie plus, on ne le ressuscite pas. Il y a quelques nostalgiques, grammairiens, linguistes, lexicologues qui de temps en temps relancent un mot mais sinon, il devient incompréhensible, il est mort. Le Littré est une catacombe immense de mots qu'on n'emploie plus.

          Vous parlez d'"écologie des mots".

          Je trouve dommage notre attitude de chefs d'entreprise. On veut bien engager des jeunes à condition de mettre les vieux à la retraite. C'est un peu le danger des dictionnaires : ils ont raison d'accueillir des mots nouveaux mais ils devraient également augmenter leur pagination pour garder les anciens. Pas les garder tous, bien entendu, mais quelques-uns. On est attentif à sauver des plantes qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vues, qu'on ne sait pas repérer, à sauver des animaux, pourquoi ne pas porter la même attention aux mots qui nous touchent particulièrement ? Les mots sont nos serviteurs les plus fidèles, les plus permanents, les plus intéressants.

          Quelle a été votre méthode de travail ?

          (c) Sébastien Dolidon Les expressions viennent de mes lectures, des journaux, il y a même une citation de L'Equipe. Quand je lis, j'ai la manie d'entourer les mots bizarres, les expressions amusantes. J'ai complété mes recherches par des lectures d'auteurs que je savais friands d'expressions. J'ai ainsi découvert avec plaisir que deux de mes prédécesseurs à l'académie Goncourt, Colette et Giono, sont des utilisateurs enthousiastes des expressions. Et puis, dans ma bibliothèque j'avais tout ce qu'il fallait pour la partie explicative : des dictionnaires d'élocutions, 'L'Anthologie des expressions populaires avec leur origine' de Claude Duneton, le 'Dictionnaire des expressions et locutions traditionnelles' de Maurice Rat…

          Le journal L'Equipe, Jean Giono... Vos sources montrent que la langue appartient à tout le monde ?

          La plupart de ces expressions viennent du peuple. Peu d'expressions viennent des écrivains. Il en est des expressions comme des histoires drôles, on ne sait jamais qui les a inventées. On donne sa langue au chat parce qu'on ne sait pas. C'est le génie populaire qui les invente, elles ont de la force, de la poésie, de la "tchatche"... Et puis elles sont drôles.

          Quelles ont été les réactions à la sortie de votre livre ?

          J'ai déjà reçu deux lettres pour une explication que je ne fournis pas parce que je ne l'ai pas trouvée : "laisse pisser le mérinos" qui signifie "t'occupe pas". Elle aurait été inventée par Louis XIV, qui avait fait venir d'Espagne des moutons, particulièrement résistants avec une laine très abondante. Louis XVI, qui aimait beaucoup l'élevage, est allé visiter ces moutons mérinos qu'il avait commandés et devant lui l'un des moutons, ne sachant pas qu'il avait affaire au roi de France, s'est mis à pisser ! Un des courtisans s'en est offusqué, et le roi a lâché "laissez pisser le mérinos".

          Vous considérez-vous comme un passeur de connaissances, un garant ?

          Un garant, non. Un passeur, oui. Ce livre est celui d'un amateur. Je ne suis pas un professionnel des mots, je ne suis pas lexicologue, je n'ai pas d'ordinateurs à côté de moi pour repérer, classer... Je fais cela chez moi, comme un artisan, par amour des mots. J'ai aimé les mots bien avant d'aimer la littérature. Pendant la guerre, enfant, le seul livre que j'avais à disposition était une vieille édition du 'Petit Larousse'. J'aimais bien y jouer à saute-mouton, passer d'un mot à l'autre. Je ne passe pas une seule journée sans consulter un dictionnaire, soit par plaisir, soit parce que je ne sais pas, soit parce que je bute sur une orthographe. Il y a encore plein de mots qui me résistent. Plus que l'ordinateur, le dictionnaire vous donne l'impression d'avoir tous les mots de la langue française dans la main, c'est extraordinaire. Comme si vous saisissiez toutes les roses de France en même temps !

          Pensez-vous que l'école transmette ce plaisir aujourd'hui encore ?

          (c) Sébastien Dolidon Ce qu'on demande aux professeurs, c'est d'enseigner la langue, de donner aux enfants le plaisir des mots, de la lecture, de l'écriture. Je ne conçois pas un enseignement qui ne soit pas lié au plaisir. J'étais nul en maths, en physique et en chimie parce que je n'y éprouvais aucun plaisir. En revanche j'avais du plaisir à me battre avec les mots. Parfois ils sont rébarbatifs, ils se révoltent, ils sont cruels, ils sont diaboliques avec leurs redoublements de consonnes, les sens bizarres... Ils sont piégeux, mais ce combat est passionnant. Les enseignants doivent donner envie aux élèves d'entrer dans ce monde magique. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que l'école traite les mots d'une manière scientifique, je me demande parfois où est le plaisir.

          Certains professeurs pensent que la langue s'appauvrit ?

          Les jeunes d'aujourd'hui retiennent certains mots qu'ils aiment. Quand j'ai publié '100 mots à sauver', il y a quatre ans, j'ai été invité dans de nombreux collèges et j'ai été frappé de voir l'enthousiasme de la classe pour certains mots, comme "carabistouille". Ce mot a eu un succès fou ! Il est même revenu dans 'Le Petit Robert'. Il ne faut pas croire que les enfants sont les ennemis du langage et qu'ils ne recherchent que la communication degré zéro. Il y a des professeurs qui ont le génie de communiquer le plaisir de la langue. C'était fascinant de voir ces enfants s'emparer de quelques mots. "Clampin" les amusait beaucoup. Si j'étais prof de français, mon premier cours serait consacré aux dictionnaires. Les ados ne font plus d'effort pour ouvrir un dictionnaire ou taper un mot dont ils ne connaissent pas le sens dans l'ordinateur.

          Quel regard portez-vous sur cet autre vecteur de culture qu'est le petit écran ?

          Un regard rassuré. A la fin du XXe siècle, je le voyais mal parti. Je me disais que les magazines culturels ne résisteraient pas à la guerre de l'audimat. Et puis finalement, il y a toujours en France ce prurit culturel qu'il faut gratter. Aujourd'hui, l'émission littéraire 'La Grande Librairie' passe même à 20h40 sur France 5. Il existe toujours en France cet effort d'informer le grand public sur les livres, la culture. Evidemment ça ne fait pas beaucoup d'audience, mais il faut savoir ce que l'on veut : une émission culturelle ne rassemblera jamais autant de gens qu'un match de football ou un débat politique. Réunir entre 500.000 et 1.000.000 de personnes, je trouve que c'est un joli succès.

          Vous avez dit : "Avec une télécommande et une chasse d'eau, l'homme est un animal sédentaire qui vit heureux"

          C'est une ironie totale, vous êtes chez vous, sans bouger, vous êtes bien. Ce n'est pas le portrait de la ménagère, car elle bosse, mais celui de son mari qui boit sa bière et qui rote en rentrant le soir. D'ailleurs, je suis toujours indigné par la manière dont la publicité parle de la "ménagère de moins de 50 ans". J'avais protesté à l'époque car c'est infamant.

          Vous êtes un amateur de foot, de vin et de culture : tout ceci est-il bien compatible ?

          Je ne bois pas en lisant, je ne lis pas en buvant ! J'ai fait beaucoup de sport dans ma jeunesse et je lisais peu. Il y a un temps pour tout. Le point commun de ces trois activités, c'est une sorte de gourmandise, de sensualité. C'est ce qui m'a toujours animé. Ma sensibilité s'est formée au moment des vendanges. Une vendange c'est la liesse, le sucre du raisin, la liberté dans les vignes… Je tombais amoureux à chaque vendange. Les garçons et les filles élevés dans des régions viticoles ont une sensibilité et une sensualité un peu différente de ceux élevés en ville ou dans d'autres régions paysannes. Le fait d'apprendre à goûter du vin enseigne le plaisir de la dégustation, vous maniez vos lèvres, votre langue, vos muscles buccaux... Alors j'ai prétendu devant 800 personnes que ces garçons et filles sont plus habiles que les autres pour donner les premiers baisers.

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