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          INTERVIEW DE JACQUES ATTALI La proximité du lointain

          INTERVIEW DE JACQUES ATTALI

          L’histoire n’est pas une fatalité, il serait même possible de la penser pour mieux la prévoir. Ce que raconte, avec talent, le dernier livre de Jacques Attali, ‘Une brève histoire de l’avenir’, aux éditions Fayard. Rencontre avec l’auteur autour des concepts de liberté humaine, de culture et d’ordre marchand.

          Votre livre ‘Une brève histoire de l’avenir’ est un vrai succès. Vous vous attendiez à de telles ventes ?

          Quand on écrit un livre, on espère toujours qu’il va fonctionner. Beaucoup de mes livres ont atteint ou dépassé les 100.000 exemplaires, je m’attendais à un succès important mais pas aussi rapide. Comme toujours, j’écris de façon exigeante mais pour le grand public. Je pense qu’il est capable de recevoir des pensées vivantes. Je m’adresse aux électeurs, pas aux hommes politiques.

          Pour vous l’histoire semble donner des clés pour la penser et la prévoir. Est-ce le rôle du 1er chapitre de votre livre, intitulé ‘Une brève histoire du capitalisme’ ?

          C’est une manière de montrer qu’il est en effet possible, à partir de regards portés sur le passé, d’en tirer des lois qui vont peut-être servir pour l’avenir. Ces lois sont la traduction objective d’une longue analyse et permettent de révéler certains mécanismes historiques. Pour bien comprendre, il faut remonter des siècles, des milliers d’années avant notre ère. Sur le capitalisme proprement dit, j’ai fait la synthèse de mon travail et de celui des historiens. Je crois que l’histoire nous enseigne certaines leçons qu’il ne faut pas oublier… L’histoire est aussi contingente mais je suis convaincu que beaucoup de choses que je raconte dans ce livre, vont avoir lieu dans plus ou moins de temps. Des comportements réactionnaires, dans le sens de retour en arrière du type “social nationaliste”, vont ralentir cette évolution et on ne peut pas exclure aussi l’apparition d’un nouveau courant d’idées (Confucius, Jésus, Marx ou Freud dans le passé). Autour de la fraternité par exemple …

          L’histoire se réduit-elle à l’histoire de l’ordre marchand ?

          Non ! C’est l’histoire de la liberté individuelle. L’ordre marchand est une forme d’organisation de la liberté individuelle. Elle est illusoire puisque c’est l’organisation de la liberté dans la rareté. En réalité, il n’y a pas de vraie liberté puisque la liberté supposerait l’immortalité. Le marché est une des formes de réalisation de la liberté et j’essaye de montrer que le marché est une forme suicidaire d’organisation de la liberté dans le sens où le marché suicide la liberté en organisant la surveillance. Si vous êtes en permanence en situation d’être surveillé, il n’y a pas de liberté possible. Il n’y a pas de liberté sans risque, sans ignorance, sans aventure. Le marché est un mécanisme d’autodictature. C’est pourquoi la liberté va s’écarter du marché afin de trouver une autre forme d’expression qui va être du type altruiste.

          Selon vous, comment expliquer cette facilité, pour les nouvelles générations, à aliéner leur liberté au profit de l’ordre marchand (téléréalité, hédonisme consumériste, etc.) ?

          L’aliénation est confortable. C’est toujours plus facile de vivre en bande. Toutes les foules ont l’obsession du conformisme. On a envie d’appartenir à un groupe pour ne pas être seul. Or, la liberté, c’est la solitude. Pourtant, l’obsession de l’être humain est de ne pas être seul. La liberté est quand même une bataille magnifique qui est aussi contre nature. Même si je dis qu’elle est dominante. Elle est dominante face à une logique de la soumission. Quand on demande à une bande de jeunes qui ont fait une bêtise, les raisons de leur attitude, ils répondent généralement : pour appartenir au groupe.

          La singularité de l’ordre marchand ne réside-t-elle pas dans sa capacité à globaliser, à s’introduire partout ?

          C’est d’être capable de donner une réponse à tout. Sauf qu’à un certain moment la domination par l’ordre marchand conduit à une telle exacerbation de la solitude, de l’autosurveillance et de la dictature que pour que cela fonctionne il faudrait que l’humanité soit composée uniquement de gens qui aimeraient la jouissance de la servitude, c’est-à-dire une jouissance aveugle puisque le marché ne s’intéresse qu’au “Carpe Diem” et ne voit pas les enjeux à long terme. Donc, je crois que la vraie contradiction est que le marché tue la liberté, dans la mesure où il tue le goût du risque car il fonctionne sur une peur non créatrice.

          La culture semble très fragile face au marché. Que peut faire l’artiste ?

          Ce serait trop optimiste de faire le pari que l’artiste va sauver le monde. Mais, ce serait trop risqué de dire, a contrario, que la culture va disparaître dans le marché, même si c’est une tendance très naturelle. Je pense, pour ma part, qu’il y a des dimensions de l’art qui vont apparaître et se développer : le spectacle vivant sera le grand vainqueur avec la création. De plus en plus, les gens vont devenir des créateurs plus que des consommateurs. La musique est un bon exemple de ce processus où le client ne va plus se contenter de télécharger et de remplir son i Pod, mais bel et bien de s’engager dans la création. Le prochain grand objet “nomade” sera une machine pour composer de la musique. Cela fait dix ans que je pronostique que les objets nomades de demain seront les instruments de musique.

          Vous défendez, d’ailleurs, le téléchargement gratuit au profit d’un retour au concert et au spectacle vivant ?

          Il ne faut pas confondre ce que je défends et ce que je prédis. Je prédis une croissante diversité des moyens de financement de l’art. Les publics seront de plus en plus nombreux, hétérogènes, et friands de spectacles vivants. Le public sera prêt a acheter des CD à condition qu’ils soient de qualité et qu’ils apportent une très forte valeur ajoutée. Le web 2.0 est déjà une manière d’être créatif puisqu’on échange ses propres créations musicales, ses propres films, ses découvertes. Progressivement, on aura des formes extraordinairement diverses. Je pense que le paiement à l’acte, la consommation sera de plus en plus rare car le public sera de plus en plus exigeant. Mais la gratuité est un tas d’ordures. Plus exactement, un tas d’ordures c’est gratuit. Si je suis dans une bibliothèque en albanais, cela me sert à rien si je ne parle pas albanais. Le métier essentiel de demain est celui de prescripteur. C’est-à-dire, celui qui est le maître, le journaliste, le guide, celui qui va m’orienter. L’éducation d’aujourd’hui est un désastre car l’on n’apprend pas à découvrir le neuf.

          A long terme, le livre et la presse papier vont-ils disparaître ?

          Ca va mettre beaucoup plus longtemps. La technologie est au point pour la musique, moins pour le monde du livre. Même si les écrans progressent à une vitesse folle, ça va mettre du temps. Le livre va continuer à exister à condition qu’il soit beaucoup moins cher. Il est anormal de vendre mes livres 20 euros, alors que l’on pourrait les vendre à deux euros. Pourquoi faire des livres de poche un an plus tard et pas tout de suite ?

          Pour être rentable !

          Rentable pour qui ? Pour les éditeurs. Je ne comprends pas que les lecteurs ne posent pas cette question simple. Je pense que le prix du livre va s’effondrer. Les écrivains finiront par gagner leur vie sur le spectacle vivant, sur les cours, les conférences, le contact direct avec les gens. Mais il est fou de vendre un objet plus cher que l’on pourrait. Pour les CD et les DVD, il y a le prix de la distribution, le prix du marketing, de la communication. Mais pour le livre de poche, cet argument est indéfendable. Même si on ajoute les frais de lancement, un livre ne devrait pas être vendu aussi cher.

          Sur quoi repose ‘l’Hyperdémocratie’ présentée comme une alternative à ‘Hyperempire’ ou ‘l’Hyperconflit’ ?

          Elle repose sur un choix qui est celui de l’altruisme rationnel. On ne peut pas être libre quand les autres ne le sont pas. L’altruisme, c’est trouver son bonheur dans le bonheur de l’autre, trouver sa liberté dans la liberté de l’autre. Ca a déjà commencé de différentes façons, avec les ONG, par exemple. Ce principe peut l’emporter comme le capitalisme l’a emporté sur le féodalisme. Il y aura des réactions mais c’est vraisemblablement la grande tendance en marche.

          Y a-t-il une filiation entre cette alternative économique et “l’éthique” philosophique de Levinas ?

          Oui ! C’est une reconnaissance de l’importance de l’autre comme une partie de soi et la volonté d’un dialogue permanent. Une sorte de traduction politique de cette reconnaissance. Les ONG en font partie, les églises et certaines entreprises commerciales comme l’hôtellerie, par exemple, traduisent déjà cette démarche qui consiste à trouver son bonheur dans celui de l’autre.

          La France apparaît très peu dans l’histoire de l’ordre marchand. Comment peut s’expliquer cette absence ?

          C’est un acteur absent ! Contrairement à la façon dont on nous raconte l’histoire à travers des dates nationales charnières, elles ne sont absolument pas indispensables pour raconter l’histoire du monde. La France s’est volontairement écartée. Un exemple : le grand banquier de Louis XIV, Samuel Bernard, a une fille, Mme Dupin, qui vit à Chenonceaux. Elle va entretenir tous les grands intellectuels, Voltaire, Rousseau, etc. Elle vit à Chenonceaux alors que son père vit à Versailles. Les mêmes, aux Pays-Bas, auraient vécu à Amsterdam, auraient fait de la finance, auraient été de grands philosophes et auraient probablement fait avancer le pays beaucoup plus vite. Voilà comment on gaspille une classe créative. Aujourd’hui, la situation est similaire. C’est un peu le même risque de voir une classe créative qui tourne sur elle-même, qui n’est pas porteuse de valeurs d’avenir. On a beau vanter le mérite de notre Siècle des lumières, il a tout de même un siècle de retard sur le Siècle des lumières anglais et plus d’un siècle et demi de retard sur la pratique des Lumières aux Pays-Bas. Aujourd’hui, cette classe créative française a un potentiel énorme, mais elle est encore trop narcissique, pas assez tournée vers le monde. Les seuls, vraiment en avance, sont Médecins sans frontières qui sont probablement les inventeurs de “l’entreprise relationnelle”. Bernard Kouchner est un acteur très important de cette classe créative.

          Pour la campagne présidentielle, quelle réforme vous semble la plus indispensable ?

          La priorité absolue pour moi est l’enseignement supérieur pour lequel il faudrait doubler le budget.

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