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          INTERVIEW DE JEAN-PIERRE BAROU Le poids du siècle sur les épaules

          INTERVIEW DE JEAN-PIERRE BAROU

          Compagnon de Sartre, Jean-Pierre Barou a vécu les années 60-70 autour des maos et des révoltes sociales. Loin de révoquer le passé, l’auteur témoigne avec enthousiasme de l’effervescence intellectuelle et du combat légitime des mouvements ouvriers de cette période. Rencontre avec un écrivain pour qui liberté rime avec insoumission et fraternité.

          Comment avez-vous rencontré Sartre ?

          À cette époque, je milite aux étudiants communistes où j’écris mes premiers articles pendant la guerre d’Algérie. Avant Mai 68, je crée une revue littéraire engagée : ATOLL. Le premier numéro est consacré à Paul Nizan. Sartre a aimé cet article et me propose de faire la publicité de mon journal dans Les Temps modernes en échange d’une publicité de son journal dans ATOLL. Arrive Mai 68. Ingénieur à la caisse des dépôts et consignations, je disparais sans prévenir personne. Je fréquente Clara Malraux grâce à qui je rencontre l’équipe de L’Idiot international de Jean-Edern Hallier. Il y avait un organe très radical qui était La Cause du peuple mais il fallait un journal plus modéré, afin d’attirer des individus moins concernés par la vie militante. Face au refus catégorique de Jean-Edern d’être récupéré, les maos créent un équivalent de L’Idiot international qui va s’appeler J’accuse et que je vais rejoindre spontanément. On y trouve alors Godard, Sartre, Beauvoir, Glucksmann, etc. Malheureusement, le journal va avoir une vie très brève et la décision de fusionner La Cause du peuple et J’accuse apparaît évidente.

          Votre livre s’intitule ’Sartre, le temps des révoltes’. Comment se définissent-elles ?

          Ce qui va caractériser le début des années 70, c’est des conflits spécifiques. Des conflits qui ne relevaient pas du programme commun de la gauche ni des méthodes syndicalistes. C’est l’époque des grandes séquestrations. On retient de force un patron dans son bureau pour dialoguer avec lui ; on l’oblige à travailler à la chaîne pour qu’il prenne conscience de la difficulté du rythme de travail ; dans les mines de charbon, on empêche les cadres de remonter à la surface. Je me souviens de conflits où l’on n’accordait que deux minutes aux patrons séquestrés pour aller aux toilettes. C’était en réalité le temps accordé aux ouvriers pendant le travail à la chaîne.

          C’est ce que vous appeliez les actions illégales mais légitimes ?

          Tout à fait. Illégales au sens où la législation du travail ne les prévoie pas et les condamne. Le monde syndical, qui est plutôt légaliste, ne les approuvait pas non plus. Ce qui pouvait justifier d’une certaine manière l’appellation de syndicats "collabos". Légitimes sur le plan moral ou éthique. Il était légitime de renvoyer les patrons, calfeutrés dans leurs bureaux, à la dure réalité de la vie ouvrière.

          Seulement, l’action pouvait devenir violente ?

          Il y a des risques pour que la violence devienne effective mais Sartre, par exemple, considérait qu’elle était l’expression d’une "souveraineté populaire". On avait affaire à des pères de famille responsable qui prenaient des décisions concrètes et faisaient entendre leurs voix. Un des grands slogans, que j’ai entendu lors d’une grève de femmes, était : "Pour gagner sa vie faut-il la perdre ?" La perdre ça veut dire une usure prématurée que j’ai connue dans mon enfance quand ma mère sur son lit de mort m’a dit : "J’ai eu une vie naïve." Je voyais bien que ces conflits faisaient écho en moi. En réalité, Mao je m’en foutais. C’était la référence idéologique, mais ce qui se référait à mon histoire c’était de voir des hommes et des femmes essayant de desserrer l’étau du monde du travail et qui revendiquaient la justice, le respect de soi-même, de son corps, de sa conscience. On était sur un terrain que Sartre, philosophe de la liberté, n’attendait pas voir un jour être pris en compte par des masses soi-disant "passives".

          Il y avait aussi les tribunaux populaires…

          Oui, ça c’est le grand pas ! La grande affaire de Lens où, après un coup de grisou faisant de nombreux morts, la direction s’en remet à la fatalité. Sartre va faire quelque chose d’extraordinaire. Il se rendra sur les lieux, enquêtera et fera apparaître les négligences de la direction quant aux mesures de préventions. Il va interpréter le rôle de procureur du peuple et entreprendre un réquisitoire, une démonstration implacable de la responsabilité de l’encadrement. Pourquoi ils n’ont pas privilégié la sécurité ? Pour assurer le rendement. C’est très fort de la part de Sartre qui démontre la légitimité du tribunal populaire. C’est la Raison contre la raison d’Etat, la justice populaire contre la législation. Sartre faisait ainsi la guerre contre la guerre que l’on fait aux hommes. Le tribunal populaire de Lens, pour Sartre, s’inscrivait dans la continuité du tribunal international de Nuremberg.

          La comparaison était excessive ?

          Il faut savoir différencier les choses, sinon on rentre dans une sorte de confusion qui tend à relativiser la gravité d’un fait. Mais sans faire d’amalgame, sans oublier ce qu’était la Shoah, on peut accepter l’idée qu’il y a une filiation. Je préfère l’idée de filiation qui n’engage pas une confusion. On ne superpose pas le tribunal populaire de Lens à la solution finale, mais pour Sartre les conditions mêmes qui sont imposées à l’homme dans le travail étaient une guerre contre l’homme, donc un crime contre l’humanité. Il n’est pas normal pour gagner sa vie, de devoir la perdre. À Lens, il y a eu complicité de l’Etat, de la justice, de la science. Mais on peut comprendre la vigilance à l’égard des comparaisons excessives.

          Y a-t-il une contradiction entre le Sartre qui écrit Flaubert et le Sartre s’engageant concrètement avec les maos ?

          Il est possible de répondre par une phrase de Sartre, de 1971: "Mes recherches sur Flaubert et les mouvements sociaux se confondent." Il veut montrer qu’un individu a une protohistoire, par la famille, l’éducation. Il en déduit ainsi l’existence d’une liberté aliénée. "Les hommes sont libres d’agir mais ils ne le savent pas", dit-il dans ‘Les Mouches’. Nous sommes prédestinés à certains rôles. Au contraire, les mouvements sociaux, c’est la liberté souveraine. On peut à tout instant dans une existence outrepasser sa liberté aliénée pour une liberté souveraine. Flaubert le fera, aux yeux de Sartre, en écrivant ‘Madame Bovary’.

          Comment expliquer alors que la plupart des maos ne sont pas restés rivés à leur origine bourgeoise ?

          C’est le miracle de Mai 68. Ca a contribué à remettre en cause l’intellectuel classique. Une génération comprend qu’un intellectuel ne peut pas se contenter de signer des pétitions. Il doit se mouiller, réveiller la classe ouvrière qui est dans un sommeil bureaucratique. C’est une génération qui a transcendé sa liberté originelle. Glucksmann vient de déclarer récemment dans le Figaro, qu’il avait honte de ses années maos parce qu’il se référait à la Chine de Mao. Moi je n’ai pas honte, si par honte j’éprouve un sentiment. Je n’éprouve pas cette honte, ce qui ne veut pas dire qu’intellectuellement j’approuve les atrocités du maoïsme. Cette utopie maoïste ne m’a jamais trop intéressé. Je n’étais pas là pour ça. Ce qui m’intéressait c’était la charge du secteur Renault dont j’étais responsable. Je respecte ce qui dit Glucksmann, mais dans mon vécu ça ne me concernait pas vraiment. Sa position de philosophe, puisqu’il était le théoricien des maos, est peut-être plus dure à assumer. Moi je partageais simplement la souffrance des ouvriers.

          Finkielkraut parle de gloire pénitentielle de Sartre (1) pour dire la mauvaise conscience de l’intellectuel. Qu’en pensez-vous ?

          Sartre pensait que par son statut, l’intellectuel a en charge l’universel, mais qu’en réalité il est au service d’une classe. C’est ce déchirement entre la portée théoriquement universel de son savoir et le particularisme d’une classe qui est à la base d’une espèce de mauvaise conscience. Quoi qu’il en soit, Sartre pensait qu’il fallait arrêter de travailler en dehors de la classe ouvrière pour, au contraire, fusionner avec elle. Il voyait la classe ouvrière s’emparer de la question de la liberté. C’est finalement son idée un peu folle, selon laquelle le philosophe serait un homme quelconque. Est-ce que l’ouvrier peut être aussi le philosophe de sa situation ? Oui ! S’il se pose aussi cette question métaphysique : "Qu’est-ce qu’un homme ?"

          Comment en arrive-t-on à un Sartre parlant de l’immortalité avec un Benny Lévy ?

          Ils se rendent compte de l’impasse du tout politique. Dans leurs dialogues, ils remontent à la Révolution française, aux hérésies pour retrouver, en fin de compte, Levinas. Avec lui, ils pénètrent dans les chemins de l’éthique afin de construire une troisième morale. Quand Sartre évoque, dans le texte publié au Nouvel Observateur (2), la résurrection des morts, il ne voit pas les tombes s’ouvrir et les justes sortir. Il s’intéresse surtout à la constitution sur terre de la cité des justes, c'est-à-dire l’achèvement de la morale transcendant l’histoire. Il comprend que cette morale n’est pas un code de conduite mais l’interaction des consciences. La morale, c’est la présence de l’autre. Mais comment articuler une conscience libre avec la responsabilité morale ? Voilà leur véritable sujet de réflexion. En définitive, le salut pour Sartre est la constitution d’une morale sur terre.

          Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la société ?

          C’est une faillite. Je crois que la liberté a reculé car notre imaginaire s’estompe. On n’a jamais été autant prédestiné. Et puis, il y a l’absence évidente d’éthique. Quant au pouvoir politique, il suffit de voir l’état moribond de la gauche, proprement à vomir, pour prendre conscience du recul de certaines valeurs fondamentales.

          Etes-vous nostalgique ?

          Je n’ai aucun regret. Les maos sont la fidélité à mon enfance. Une chose, peut-être, le fait scandaleux que tous les textes des années maos de Sartre soient introuvables en volumes. Avec, par exemple, cette phrase remarquable : "Nous sommes des honnêtes gens parce que nous nous sommes résignés et eux sont des voleurs parce qu’ils se sont rebellés."


          (1) A. Finkielkraut :
          Nous autres, modernes, éditions Ellipses

          (2) Publié maintenant sous le titre L’Espoir maintenant aux éditions Verdier

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