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          PORTRAIT D'EMMANUEL LEVINAS Désir d'infini

          PORTRAIT D'EMMANUEL LEVINAS

          Lévinas nous a quitté, il y a un peu plus de 10 ans, le 25 décembre 1995. Difficile d’accès, sa philosophie connaît un engouement considérable depuis quelques années. Tendance futile et éphémère, effet logique d’une pensée intempestive ou conséquence d’un retour du phénomène religieux en Occident, il n’en reste pas moins l'un des plus grands penseurs du XXe siècle, dans la lignée de Husserl, Heidegger et Arendt.

          Sagesse de l’amour et amour de la sagesse... Du livre à la pensée, de la transmission à la répétition, le philosophe n’aura qu’un dessein : inscrire l’éthique comme fondement originel de la rencontre avec autrui. Désir de transcendance, accouplement métaphysique et accouchement de concepts seront, ainsi, les étapes successives d’une dynamique cognitive sensuelle et passionnée.

          De la Bible à la philosophie

          Emmanuel Levinas est né le 12 janvier 1906, à Kovno en Lituanie, dans la Russie tsariste. Son père Yehiel tient une librairie dans la rue principale, sa mère, éprise de littérature, lui transmettra l’amour des livres et de la littérature russe (Pouchkine, Gogol, Tolstoï, Dostoïevski, etc.). Baignant dans une atmosphère ashkénaze de pratiques religieuses et de questionnements permanents, Lévinas grandira entre la tradition figée des orthodoxes et la modernité des réformistes influencés par les Lumières allemandes. De l’exil (en Ukraine en pleine révolution russe) au retour, il passera son certificat (bac) en 1923, avant de s’inscrire à l’université de Strasbourg, en philosophie. Il est naturalisé français en 1932. Considérablement influencé par Bergson, il fréquentera Maurice Blanchot. Il découvre Husserl et Heidegger et participe à la conférence de Davos. Engagé comme traducteur russe durant la Seconde Guerre mondiale, il est fait prisonnier en Allemagne. A la Libération, il intègre L’Ecole normale israélite orientale (ENIO) comme directeur et devient, après sa soutenance de thèse en 1963, professeur à l’université de Poitiers, Nanterre puis à la Sorbonne, grâce à l’appui de Jean Wahl. Il prend sa retraite en 1979.

          Du judaïsme...

          Bercé par les traditions juives et des figures aussi emblématiques que Gaon de Vilna (cabaliste du XVIIIe siècle), Rabbi Hayyim de Volozhym (disciple de Gaon) ou Maimonide, Lévinas est resté fidèle tout au long de sa vie à cet héritage culturel et religieux. Pratiquant scrupuleux, directeur de l'ENIO et maître de cérémonie des cours Rachi (rabbin et exégète prestigieux du Moyen Age), élève de l’énigmatique talmudiste Chouchani, il n’aura de cesse de préserver une judaïté singulière, faite de prescriptions rigoureuses et d’un devoir de transmission. Néanmoins, dire de lui qu’il est un "philosophe juif", serait un raccourci rapide, une conclusion erronée, réduisant l’universalisme d’une pensée à un particularisme structurel ou identitaire. Ce serait, en conséquence, river les possibilités de l’esprit aux conditions brutales de l’être et faire des concepts lévinassiens une théologie dissimulée se dérobant sous l’effritement d’un voile philosophique formel. Or, Lévinas n’a jamais vécu le judaïsme comme une pensée globalisante, absorbant en totalité ses principes philosophiques. En réalité, l’auteur de ‘Totalité et infini’ pioche avec pertinence et lucidité dans les traditions juives, afin d’en extirper les éléments d’un agencement proprement philosophique : l’éthique, l’altérité, l’infini, l’épiphanie, etc. Le travail spécifiquement théologique sera, d’ailleurs, élaboré sans la moindre ambiguïté avec des livres tels que ‘Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques’ ou ‘L’Au-delà du verset. Lecture et discours talmudiques’. Ainsi le rapport du religieux et du philosophique semble dénué d’une réversibilité absolue.

          Une éducation philosophique…

          L’apprentissage philosophique de Lévinas est étendu et multiple. Détour par le nihilisme, l’angoisse, l’inquiétante atmosphère de la littérature russe. A l’université de Strasbourg, il découvre une effervescence intellectuelle, des figures emblématiques et des systèmes funambules ralliant l’ancien et le moderne. Enivrement face à Bergson, qui n’hésite pas à réhabiliter l’importance de la métaphysique à travers une pensée où domine une conception originale de la durée... Etonnement pour une science nouvelle, la sociologie, élaborée par Durkheim définissant le collectif comme une structure transcendante capable de déterminer les comportements individuels. Les professeurs auront aussi un rôle prédominant : Maurice Pradines et la philosophie morale et politique, Charles Blondel et la critique de la psychanalyse, Maurice Halbwachs en spécialiste de la sociologie, etc. L’université, c’est aussi une rencontre et une amitié tortueuse, mais sincère, avec Maurice Blanchot. Il découvre les textes de Husserl ‘Méditations cartésiennes’ et les ‘Recherches logiques’, et entreprend une initiation à la méthode phénoménologique (intentionnalité, philosophie comme science rigoureuse, etc.).

          De Fribourg à de ‘L’Evasion’

          Le grand bouleversement adviendra durant les semestres de l’été 1928 et de l’hiver 1928-1929. Lévinas part à Fribourg s’enrichir de l’exaltante philosophie allemande. Il est alors sous le charme du maître Heidegger et découvre une discipline révolutionnaire : l’ontologie. Avec l’auteur de ‘Etre et temps’, l’être perd son statut réducteur de substantif, afin de réinvestir son essence véritable. Comme le note Lévinas : "La philosophie aurait été ainsi […] une tentative de répondre à la signification de l’être comme verbe ." Réinventer une sonorité à l’être, c’était réinventer une manière de philosopher, à laquelle Levinas rendra hommage toute sa vie, malgré le geste impardonnable de Heidegger (il prononcera un discours d’allégeance à Hitler en 1933). Pourtant, très rapidement, dans un article de 1934 intitulé ‘Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme’, il dénonce, avec une lucidité surprenante, les risques d’une enchaînement à l’être et d’une culture de l’immanence. Dès 1935, dans ‘L’Evasion’, il exprime le besoin profond de l’individu à pouvoir sortir de lui-même et dégage les prémices d’une définition plus large du désir (basée uniquement sur le manque et la satisfaction) se frayant, de la sorte, un chemin vers l’altérité. Deux ans après la fin de la guerre, il publie ‘De l’existence à l’existant’ où se précise une notion singulière : l’insurmontable présence de l’absence, du fait non factuel, d’un impalpable situé entre le néant et l’être. Ce que Lévinas appellera, un "Il y a", impersonnel et autoritaire (vivant dans l’insomnie, la paresse, etc.), dont l’individu pourra se soustraire grâce à l’apparition des choses du monde ou de la présence d’autrui.

          Du Désir à l’éthique

          L’hétérogénéité de la culture de Lévinas n’est pas anecdotique. Elle dérive, en réalité, d’un processus propre à une démarche authentiquement philosophique et basé sur ce qui est "autre", sur l’extériorité. Sortir d’un espace connu, pour investir un lieu, une discipline, un univers étranger afin de produire, de créer le concept. "Déterritorialisation" et "re-territorialisation", aurait dit Deleuze, pour arracher à "l’ailleurs" les éléments d’un agencement indispensable au caractère composite du concept. Mais au-delà des limites fixées par un plan d’immanence, le domaine de Lévinas se réalise dans la transcendance. En 1963, paraît ‘Totalité et infini’, livre remarquable dans lequel se concrétise la longue maturation intellectuelle du philosophe. Le désir devient "désir métaphysique", sans satisfaction ni possibilité de réduction de l’objet désiré. Désir d’un "ce qui est Autre" singulier, puisqu’il est infini. Dans le réel, cette altérité persistante prend la forme de la rencontre avec autrui. Lorsque j’identifie, que je m’empare de ce qui est "Autre", extérieur à moi, pour l’assimiler, je le dépouille de son altérité. Or, il existe une extériorité irréductible, insaisissable dans sa plénitude : autrui. Le visage d’autrui me révèle l’infini, par mon incapacité à le saisir dans sa totalité. De cette épiphanie (révélation de quelque chose de caché), l’infini que dévoile le visage d’autrui, naît l’espace éthique si cher à Lévinas. Une éthique d’une modernité surprenante. Comment faire d’autrui mon ennemi si je ne peux le réduire dans une différence précise, identifiable ? Contre la totalité, la réduction de l’individu à une identité culturelle, à tout ce qui pourrait le figer, l’enchaîner, le philosophe condamnera la tentation essentialiste au profit d’une altérité irréversible. Ce sera l’objet de son dernier livre ‘Autrement qu’être ou au-delà de l’essence’, qui dévoilera avec moins d’obscurité le caractère sacré de la transcendance.

          L’universalisme de la pensée et la souveraineté de l’Esprit

          Cette altérité n’est pas abstraite. La vie de Lévinas en est un témoignage concret. Du désir métaphysique d’altérité se déploie une universalité des fins, ayant pour unique exigence l’autonomie de l’esprit. Il participe, ainsi, aux colloques du ‘Collège philosophique’ animés par son ami Jean Wahl où il s’imprègne de l’existentialisme chrétien de Gabriel Marcel, de l’hégélianisme de Koyré, de Sartre et Jankélévitch. Lui-même fera une série de conférences qui donneront lieu à la publication de ‘Le Temps et l’Autre’. Ses amitiés philosophiques avec Derrida, Ricoeur s’établiront à partir des similitudes et des différences dans la perspective d’un questionnement perpétuel. Véritable pont entre les cultures, entre les cultes, il sera un interlocuteur rigoureux avec le monde chrétien : relation privilégiée avec le pape Jean-Paul II symbolisée par les rencontres successives au Castel Gandolfo (résidence d’été du pape, près de Rome), présence du philosophe aux colloques de Enrico Castelli autour de la religion et de l’exégèse, etc. Il gardera contact avec la communauté intellectuelle juive, participant au côté de André Neher ou Edmond Fleg à de nombreux colloques consacrés, par exemple, à Franz Rosenzweig. Lévinas commence aussi à dépasser les frontières à partir de la Belgique ou des Pays-Bas.
          Leçon pour l’avenir, la voix de Lévinas résonne ainsi comme un appel à refuser le confort indolent de l’être, la suffisance d’une identité rivée aux structures, au corps, aux différences. S’élever au-delà de l’essence, c’est assumer la responsabilité active de mon existence individuelle et de celle des autres, mais surtout, concevoir l’infini comme une caution éthique originelle et supérieure.

          Loin de l’histoire, des faits ou de la finitude, Lévinas l’apatride erre, tel un nomade volontaire et exalté, dans un lieu dépourvu de terre et de drapeau : celui du livre. Répondant, ainsi, à une modalité inhérente au judaïsme, il tend l’oreille à cette voix fraternelle qui répète insatiablement que : "Le texte est un foyer ; chaque commentaire, un retour."

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