Accueil FigaroscopeCélèbre › PORTRAIT DE NAGUIB MAHFOUZ

          PORTRAIT DE NAGUIB MAHFOUZ Le maître est mort

          PORTRAIT DE NAGUIB MAHFOUZ

          Naguib Mahfouz s'en est allé. L'écrivain égyptien, lauréat du prix Nobel en 1988, a tiré sa révérence le 30 août dernier, sans bruit et sans fureur. En quittant humblement les rumeurs du monde, il laisse derrière lui une oeuvre impressionnante composée d'une cinquantaine de romans et recueils de nouvelles.

          Décédé à l'âge de 94 ans, Naguib Mahfouz avait voué sa vie à construire, pierre par pierre, l'énorme édifice littéraire qu'il lègue à la postérité. Un peu à la manière de ses ancêtres les pharaons pour lesquels il s’était enflammé durant ses premiers pas d’écrivain.
          Curieusement, Naguib Mahfouz ne se sera jamais déplacé au pied des pyramides pour admirer la splendeur de la civilisation égyptienne. Au fond, n’en était-il pas le dépositaire naturel ? Un héritage qu’il a porté chevillé au corps, tout comme il portait, sans ostentation, l’héritage de la civilisation islamique.

          Enfant de Kahn El Khalil, quartier populaire du vieux Caire, le petit Naguib deviendra au fil du temps Maître Mahfouz. C’est ainsi que l’appelaient avec déférence les jeunes intellectuels qui gravitaient autour de lui, comme gravitent autour d’un astre les étoiles. Malgré l’âge et la faiblesse physique, l’homme continuait à fréquenter les vieux cafés de la capitale égyptienne. Entouré de ses proches, il aimait autant débattre de littérature et de politique que participer aux truculentes joutes verbales qui caractérisent la culture orale égyptienne. La renommée acquise au fil des ans ne l’avait en rien détourné de ce besoin incessant d’être au contact du peuple dont il a été l’ardent chroniqueur. Comme s’il n’avait jamais oublié que c’est en assistant au soulèvement des Cairotes contre les Anglais en 1919 qu'il avait senti pour la première fois que son destin passera par la littérature ou ne passera pas.

          Eveil de la pensée

          Lorsqu’il parlait de littérature, Naguib Mahfouz aimait à évoquer l’histoire du 'Fou de Laïla', un poème arabe de l’ère pré-islamique qui inspira à Aragon son 'Fou d’Elsa', Naguib, lui, avait été jusqu’au bout "le fou de littérature".
          Né au sein d’une modeste famille cairote en 1911, le jeune Mahfouz développe très tôt une sensibilité remarquable. En 1930, il fréquente l’université du Caire où il obtient une maîtrise de philosophie. En ce début du XXe siècle, soufflait sur le Caire un vent de réforme politique et intellectuelle et Naguib Mahfouz, ne reste pas insensible à cet éveil de la pensée dont les grands artisans avaient été Abbas El-Akkad et Mohamed Hussein Heykal, entre autres.
          Dans ces mêmes années, il découvre avec ravissement les grands titres de la littérature mondiale. Au tournant du XXe siècle, le genre romanesque apparaît dans une société et une culture qui découvrent ce genre littéraire à travers la traduction des romans européens du XIXe. Exalté par l’Antiquité égyptienne, Mahfouz se confronte au roman et publie ‘La Malédiction de Râ’ (1939), ‘Combat de Thèbes’ (1944) et 'L’Amante du pharaon' (1943), roman publié en version française en octobre 2005. Bien avant que ‘Sinoué l’Egyptien’, le fameux récit du Finlandais Mika Waltari ne fasse parler de lui, Mahfouz explorait déjà les voies nouvelles ouvertes par l’égyptologie.
          Mais son pays, en cette Seconde Guerre mondiale, est transformé en base militaire par les Alliés ; les nationalistes égyptiens sont discrédités aux yeux du peuple qui les accusent d’indulgence envers la force d’occupation britannique et la monarchie égyptienne ; tandis que la position du mouvement des Frères musulmans, organisation fondée en 1927 avec le soutien des Britanniques, s’en trouve renforcée et qu’au sein de l’armée, se constitue clandestinement un comité des officiers libres qui débouchera des années plus tard sur le régime de Nasser. Ce n’est donc pas un repli nostalgique sur les splendeurs du passé que l’Egypte attend de son écrivain, et les trois romans consacrés aux pharaons n’auront pas le succès qu’ils méritent.

          Changement de cap

          Mahfouz ne tarde pas à comprendre qu’il est à contre-courant de sa société et s’empresse de braquer sur elle sa loupe de scrutateur. De ce travail acharné, il en sortira notamment ‘Passage des miracles', publié en 1947, dans lequel Naguib Mahfouz fait revivre l’âme de son quartier natal du vieux Caire islamique, encerclé par le quartier copte, l’université d’Al Azhar, la citadelle de Saladin et le Nil. Un roman qui révélera chez Naguib Mahfouz un talent de grand naturaliste social.
          Mais la reconnaissance n’arrive qu’avec la publication en 1956-1957 de la trilogie de 1.500 pages achevée en 1952 et constituée de trois romans : ‘Impasse des deux palais’, ‘Le Palais du désir’, ‘Le Jardin du passé’. Une saga familiale qui donne à voir sur trois générations, les évolutions individuelles des Cairotes entre le début de la révolution nationale, la fin du régime du roi Farouk et l’avènement de Nasser, avec en filigrane, l’influence grandissante des Frères musulmans dans une société en proie aux basculements historiques du monde.
          A quarante-cinq ans, Naguib Mahfouz est enfin reconnu grâce à ce chef-d’oeuvre qui obtiendra un succès populaire énorme et marquera des générations entières d’écrivains arabes. Entre-temps, l’écrivain avait mis son talent au service du cinéma. Il sera le scénariste de plusieurs films qui peuvent être considérés comme des représentants en Egypte de la vague du néoréalisme. Hormis des collaborations dans le journal égyptien El Ahram et l’animation de cercles littéraires, il cesse cependant d’écrire plusieurs années durant. Lui, qui s'était réjoui de voir aboutir la révolution de juillet 1952 conduisant Nasser au pouvoir, a été vite désenchanté par l'orientation politique de l’Egypte indépendante, où il ne reconnaît pas les valeurs de démocratie et de justice sociale qu’il défendait. Il se mure dans le silence : "Rien n'avait changé dans ma vie, mais ce fut comme si quelqu'un de cher avait disparu. La société que je sondais était morte, et moi avec elle. Ce furent des années affreuses", avait-il confié à ce sujet.

          Désenchantement post-révolutionnaire

          Mahfouz renoue avec l’écriture en 1959, revenant à la tradition ancienne en littérature arabe du récit allégorique et satirique, et publie 'Les Fils de la médina’ qui lui vaudra les critiques les plus acerbes des cercles dirigeants et soulèvera l’ire des autorités religieuses de l’université d'El Azhar. Mettant en scène des personnages inspirés d’Adam, Moïse, Jésus et Mahomet, incapables de construire un monde meilleur contrairement à une autre figure allégorique représentant la science, le roman dénonce l’autoritarisme du régime de Nasser et contient une réflexion pessimiste sur le pouvoir.
          Jugé blasphématoire, il est frappé d’interdiction de publication prononcée par l’université d’El Azhar. Naguib Mahfouz accepte cette décision mais refuse de retirer du marché les exemplaires en circulation. Ce qui n’empêchera pas ce roman d’être abondamment lu dans le monde arabe dans une édition pirate parue au Liban. Influencé par le soufisme qui est la mystique de l’islam, il ne combat pas les intégristes de front mais le libre-penseur qu’il était sera profondément blessé par cette montée de l’intolérance. Il ne baisse pas les bras pour autant et continue de critiquer le pouvoir et les dérives de la société notamment dans ‘Le Voleur et les chiens’ (1961) et dans 'Miramar' (1968).

          Ultime combat

          En homme de paix, il n’hésite pas à approuver publiquement les accords de paix entre l’Egypte et Israël en 1979, tout en se déclarant totalement solidaire des Palestiniens. Une position qui lui vaudra d’être boycotté dans de nombreux pays arabes. En 2001, il avait encore soutenu un dramaturge égyptien exclu de l'Union des écrivains parce que favorable, lui aussi, à la normalisation avec Israël. Homme de coeur et de sagesse, il n’avait pas hésité à diviser le chèque de la Fondation Nobel en quatre parts égales entre sa femme, ses deux filles, et le peuple palestinien. Peuple pour lequel il plaidera à Stockholm dans un discours lu par un jeune écrivain égyptien qu’il avait envoyé recevoir le prix Nobel à sa place.
          Sans verser dans les polémiques stériles, ni hanter les plateaux télé, Naguib Mahfouz mettra le roman arabe sur la voix de la modernité et défendra jusqu’au bout son engagement pour la paix, la démocratie politique et la liberté personnelle. Des positions qui lui valent de frôler la mort, le 14 octobre 1994, à l'âge de 83 ans, sous les poignards de deux extrémistes, membres de l’organisation terroriste Al Gamaat al Islameya, qui reconnaîtront au procès ne pas avoir lu une seule ligne de son oeuvre. Evitant la surenchère, Naguib Mahfouz opposera sa plume à l’ignorance, déclarant au lendemain de l'agression que l’écriture avait beaucoup d’effets sur la culture et sur toutes les valeurs civilisationnelles.
          Bien qu’affaibli, il engage un ultime combat pour la liberté d’expression en entreprenant de faire lever par El Azhar la mesure d’interdiction prononcée contre son roman ‘Les Fils de la médina’. Partiellement paralysé, sourd et aveugle, Naguib Mahfouz gardera jusqu’au bout sa vivacité et sa générosité d’esprit. Avec sa disparition, le monde des lettres perd un de ses grands représentants. La richesse de son oeuvre est telle que le célèbre comparatiste Edouard Saïd a écrit à son sujet : "Il n’est pas seulement un Hugo ou un Dickens mais aussi un Galsworthy, un Mann, un Zola et un Jules Romain."

          Vos avis
          Votre note :
           
           
          Et aussi en vidéo :